14
Bloqué par la neige
Les rues pavées d’Adlington étaient ensevelies sous un édredon blanc de six pouces d’épaisseur. Dans les dernières lueurs du jour, des enfants aux joues rougies glissaient sur des luges et se bombardaient de boules de neige en poussant des cris stridents. Les passants semblaient moins ravis. Devant moi, des femmes enveloppées dans des châles avançaient d’un pas hésitant, les yeux fixés sur le sol. Un panier au bras, elles se dirigeaient vers la rue de Babylone pour quelque course. Je les suivis jusqu’à la boutique d’Andrew.
Lorsque je poussai la porte, une clochette tinta. Il n’y avait personne, mais des pas retentirent dans la pièce de derrière. Je reconnus le tapotement de souliers pointus. Alice apparut, le visage éclairé par un large sourire :
— Contente de te revoir, Tom ! Je me demandais combien de temps tu mettrais à me retrouver.
— Que fais-tu ici ? fis-je, interloqué.
— Je travaille pour Andrew, pardi ! Il m’a offert un abri et un emploi. Je tiens la boutique, ça lui permet de rester dans son atelier ou de démarcher ses clients. Je fais aussi le ménage et la cuisine. C’est un brave homme, cet Andrew.
Je restai un instant silencieux, et Alice dut lire le trouble sur mon visage, car son sourire s’effaça :
— Oh… Ton père… ?
— Quand je suis arrivé, papa était mort.
Je ne pus en dire plus, une boule s’était formée dans ma gorge. Alice était déjà près de moi et m’entourait les épaules de son bras :
— J’ai beaucoup de peine pour toi, Tom ! Viens ! Viens te réchauffer !
Elle me mena dans l’habitation. Le salon était une pièce confortable, meublée d’un canapé et de deux grands fauteuils. Un feu généreux crépitait dans l’âtre.
— J’aime les bonnes flambées, dit Alice avec entrain. Andrew, lui, économise le charbon ; par chance, il est presque tout le temps occupé et ne rentre qu’à la nuit. Quand le chat n’est pas là…
J’appuyai mon bâton contre le mur et me laissai tomber sur le canapé, face à la cheminée. Au lieu de s’asseoir à côté de moi, Alice s’agenouilla près de l’âtre, sur le tapis, me présentant son profil.
— Pourquoi as-tu quitté les Hurst ?
— Je ne voulais plus rester, fit-elle avec une moue. Morgan me harcelait pour que je l’aide, sans me dire exactement à quoi. Il a une dent contre le vieux Gregory, c’est sûr. Il mijote un projet pour lui reprendre quelque chose.
J’en savais plus qu’elle à ce propos ; je décidai cependant de ne rien lui révéler dans l’immédiat. J’avais promis à Morgan de garder le silence, je ne pouvais prendre de risques. S’il découvrait que j’avais parlé à Alice, il se vengerait sur mon père.
— Il ne me laissait jamais en paix, c’est pourquoi je me suis enfuie. Je ne le supportais plus. Alors, j’ai pensé à Andrew. Mais assez parlé de moi, Tom ! Je suis désolée pour ton père.
— Ce fut très dur, soupirai-je. J’ai même manqué l’enterrement. Quant à maman, elle était partie on ne sait où. Peut-être est-elle déjà retournée dans son pays ; en ce cas, je ne la reverrai pas. Je me sens tellement seul…
— J’ai vécu seule presque toute ma vie, je comprends ce que tu ressens.
Elle posa sa main sur la mienne :
— Maintenant, je t’ai, et tu m’as, n’est-ce pas ? Nous serons toujours là l’un pour l’autre. Même le vieux Gregory ne pourra empêcher cela.
— L’Épouvanteur n’est pas en état d’empêcher quoi que ce soit, en ce moment, lâchai-je. En mon absence, Meg avait retourné la situation. C’est lui qui est enfermé, à présent. J’ai besoin qu’Andrew me fasse une clé, pour le sortir de là. Et j’ai besoin de ton aide. Toi et Andrew, vous êtes mon unique recours.
Alice ôta sa main, et un léger sourire étira les coins de sa bouche :
— Il n’a eu que ce qu’il méritait, une bonne dose de sa propre médecine !
— Je ne peux pas l’abandonner, Alice ! Et puis, il y a l’autre lamia, la sauvage, la sœur de Meg ! Elle s’est extirpée de sa fosse et traîne dans les escaliers, derrière la grille de fer. Imagine, si elle sortait de la maison ! Plus personne ne serait en sécurité, au village. Avec tous les enfants qui habitent ici…
— Ce n’est pas si simple ! répliqua Alice. Faudrait-il que Meg soit enfermée au fond d’une fosse ? Ou qu’elle passe le reste de sa vie abrutie par cette tisane d’oubli ? D’une façon ou d’une autre, les choses devaient changer.
— Donc, tu refuses de m’aider ?
— Je n’ai pas dit ça, Tom. Je dois réfléchir, voilà tout.
Quand Andrew rentra, en fin de journée, je l’attendais dans la boutique.
— Qu’est-il arrivé, Tom ? demanda-t-il en tapant des pieds pour faire tomber la neige de ses bottes. Que veut encore mon cher frère ?
Grand et dégingandé, il ressemblait plus que jamais à un épouvantail endimanché. Ça ne l’empêchait pas d’être un homme affable et un excellent serrurier.
— Il a de gros ennuis, expliquai-je, tandis qu’Andrew se frottait vigoureusement les mains. Je voudrais que vous me fabriquiez une clé pour le tirer de là ; c’est urgent.
— Une clé ? Une clé pour ouvrir quoi ?
— La grille de fer qui barre l’escalier de sa cave. Meg a enfermé John Gregory en bas.
Le serrurier fit claquer sa langue :
— Tss, tss ! Ça devait arriver. Je m’étonne seulement que ça ait pris autant de temps. J’ai toujours pensé que Meg finirait par le rouler. Elle compte beaucoup trop pour lui, et depuis trop d’années. Il a dû baisser sa garde, et voilà !
— L’aiderez-vous ?
— Bien sûr, je l’aiderai ! C’est mon frère, non ? Mais j’ai été dehors toute la journée, je suis gelé. Je ne pourrai rien faire avant d’avoir rempli mon ventre d’un bon ragoût bien chaud. Tu me raconteras les détails pendant que nous dînerons.
Rien ne m’avait permis jusque-là de juger des talents de cuisinière d’Alice, à part quelques lapins rôtis sur la braise lorsque nous étions en chemin. L’appétissant fumet montant de la marmite nous promettait un excellent repas.
Je ne fus pas déçu.
— C’est délicieux, Alice, dis-je en jouant de la fourchette avec appétit.
— Oui, meilleur que le truc racorni que tu nous as servi chez ton maître, fit-elle, moqueuse.
Tout en mangeant, je mis Andrew au courant des événements. Quand la dernière trace de sauce eut disparu de nos assiettes, il déclara :
— Je ne possède pas le modèle pour cette grille. La serrure et la clé ont été fabriquées par un serrurier de Blackrod, il y a plus de quarante ans. Cet homme est mort, maintenant. Or, pas un artisan ne lui arrivait à la cheville, à ce qu’on dit. Nous avons affaire à un mécanisme des plus complexe. Je devrai aller là-bas pour voir. Le plus simple serait que je tente de crocheter la serrure.
— Cette nuit ?
— Le plus tôt sera le mieux. Je voudrais cependant savoir à quoi m’attendre. Où Meg se trouvera-t-elle ?
— D’habitude, elle dort sur un rocking-chair, devant le feu, dans la cuisine. Mais, même si nous réussissons à passer sans attirer son attention, il y aura un autre problème…
Je lui parlai de la lamia sauvage, en liberté dans la cave. Il secoua la tête d’un air atterré :
— Comment as-tu l’intention de te débarrasser d’elle ? Tu vas utiliser ta chaîne d’argent ?
— Je ne l’ai pas ; elle est restée dans mon sac. Heureusement, j’ai pu emporter mon bâton en bois de sorbier. Avec un peu de chance, il tiendra la lamia à distance.
La mine d’Andrew s’assombrit :
— Ce plan me paraît beaucoup trop risqué, Tom. Je ne pourrai pas crocheter une serrure pendant que tu affronteras deux sorcières ! Il y a peut-être un autre moyen. Si on rassemblait une douzaine d’hommes du village, on réglerait son compte à Meg une fois pour toutes.
— Non ! s’interposa Alice avec fermeté. Vous ne ferez pas ça, ce serait cruel !
Je comprenais sa réaction. Des gens de Chipenden avait incendié la maison où elle habitait avec sa tante, Lizzie l’Osseuse. Elles s’étaient échappées à temps, mais tout ce qu’elles possédaient était parti en fumée. Alice ne l’avait pas oublié.
J’enchéris :
— M. Gregory s’y opposerait, j’en suis sûr.
— Tu as raison, admit Andrew. John ne me le pardonnerait jamais. Ce serait pourtant la meilleure solution… Très bien ; envisageons donc la tienne !
— Encore une chose ! intervint Alice. Une sorcière de ce genre ne peut sentir ta présence, Tom, parce que tu es le septième fils d’un septième fils. Elle ne sentirait pas plus la mienne, au cas où je déciderais de vous accompagner. Andrew, c’est différent. Dès qu’il sera à proximité de la maison, elle le saura, elle se tiendra prête.
— Sauf si elle dort…, rétorquai-je, sans grande conviction, je dois le reconnaître.
— Même endormie, elle représente un danger, insista Alice. Nous devrions y aller, juste toi et moi. Inutile de crocheter la serrure, nous trouverons bien la clé. Où l’Épouvanteur la cachait-il ?
— En haut de sa bibliothèque. Seulement, Meg la garde sans doute sur elle.
— Dans ce cas, tu pourras au moins récupérer la chaîne d’argent dans ton sac et entraver la sorcière. Il sera facile, alors, de lui prendre la clé. Vous voyez, nous n’aurons pas besoin de vous, Andrew. Tom et moi, nous y arriverons.
Andrew sourit :
— Ça me convient ! J’aime autant rester à distance de cette maison et de sa sinistre cave ! Mais je ne vous laisserai pas faire tout le travail sans vous donner un petit coup de main. Si vous n’êtes pas de retour dans trois heures, je rassemblerai une douzaine de gars du village. Tant pis pour John, il devra en assumer les conséquences.
— Soit ! dis-je. Seulement, plus j’y réfléchis, plus il me paraît dangereux d’entrer par la porte de derrière. La nuit, Meg dort dans la cuisine ; elle nous entendra. Si on emprunte la porte de devant, on risque aussi de la réveiller. Il y a une meilleure solution : nous introduire dans la maison par la fenêtre de derrière, à l’étage ; comme les autres, elle est plutôt délabrée. À cet endroit, la falaise est à trois pas du mur. Je pourrais sauter sur le rebord, forcer l’ouverture et pénétrer dans la chambre.
— Ce serait de la folie ! s’écria Andrew. Un tel saut serait bien trop dangereux. D’autre part, si tu crains que le bruit d’une clé tournant dans la serrure réveille Meg, imagine le raffut que tu feras en forçant une fenêtre !
Alice me regardait comme si j’avais proféré une stupidité. Ce que je déclarai ensuite effaça son sourire railleur :
— Meg ne s’apercevrait de rien si quelqu’un tambourinait à la porte au même moment !
Andrew en resta bouche bée, comprenant peu à peu ce que je suggérais.
— Tu veux dire que… ? Non !
— Pourquoi pas, Andrew ? Vous êtes le frère de M. Gregory ; vous avez une bonne raison de lui rendre visite.
— C’est ça ! Pour me retrouver à la cave, prisonnier avec John !
— Je ne le pense pas. Je crois que Meg ne viendra même pas ouvrir. Elle ne veut pas que l’on sache, au village, qu’elle est en liberté. Elle craint la fureur des gens. Si vous frappiez à plusieurs reprises, ça me laisserait le temps dont j’ai besoin.
— Ce n’est pas une mauvaise idée…, approuva Alice.
Andrew repoussa son assiette vide et demeura pensif.
— Une dernière chose me tourmente, dit-il enfin. Tu n’auras pas le recul nécessaire pour prendre de l’élan avant de sauter. D’autant que le sol gelé est glissant. Tu n’y arriveras pas.
— Ça vaut le coup d’essayer. Si je constate que c’est impossible, nous reviendrons plus tard et tenterons de passer par la porte.
Après réflexion, Andrew proposa :
— Ce qui te faciliterait l’accès, c’est une planche. J’en ai une qui fera l’affaire. Alice la maintiendra pendant que tu traverseras. J’ai aussi un petit pied-de-biche ; il te sera utile.
— Ça devrait marcher ! lançai-je, m’efforçant de paraître plus sûr de moi que je ne l’étais.
Le plan fut donc adopté. Andrew alla chercher la planche dans son appentis. Malheureusement, alors que nous allions partir, le blizzard se déchaîna. Andrew secoua la tête :
— C’est le souffle de Golgoth en personne ! Traverser la lande dans ces conditions serait suicidaire. On risque de se perdre et de mourir gelé. Mieux vaut attendre le matin.
Voyant ma mine dépitée, il me tapota l’épaule :
— Ne t’inquiète pas ! Ce vieux John est coriace, tu le sais aussi bien que moi. Sinon, comment aurait-il survécu si longtemps ?
Il n’y avait que deux chambres, à l’étage, une occupée par Andrew, l’autre par Alice. Je m’installai dans le salon, sur le canapé, roulé dans une couverture. Lorsque le feu mourut dans l’âtre, la pièce devint glaciale. Je dormis d’un mauvais sommeil entrecoupé. La dernière fois que j’ouvris les yeux, l’aube montait derrière les rideaux, et je décidai de me lever.
Je bâillai, m’étirai et marchai de long en large pour assouplir mes articulations. J’entendis alors un bruit, dans la rue, comme si quelqu’un frappait contre une fenêtre.
Je pénétrai dans la boutique, éclairée par la réverbération de la neige. Pendant la nuit, des congères s’étaient formées, qui montaient jusqu’à la base de la vitrine. Là, appuyée au carreau, je vis une enveloppe noire. Elle avait été placée de sorte qu’on pût lire de l’intérieur le nom écrit dessus. J’en étais le destinataire ; et elle ne pouvait provenir que de Morgan.
Je fus tenté de la laisser où elle était. Puis je réalisai que la rue serait bientôt pleine d’activités, et que n’importe quel passant pourrait voir cette lettre, la prendre, la lire. Pas question que quiconque se mêle de mes affaires !
Il y avait tant de neige entassée devant la porte que je ne pus l’ouvrir. Je dus passer par celle de derrière, traverser la cour et contourner la maison. J’allais plonger dans le tas de neige quand je remarquai un détail très étrange : devant la boutique, il n’y avait aucune trace de pas. La couche blanche était parfaitement lisse. Comment la lettre était-elle arrivée là ?
Je m’en emparai, creusant pour ce faire un profond sillon dans la neige. Je fis le chemin en sens inverse, entrai dans la cuisine et déchirai l’enveloppe.
Je t’attends dans le cimetière de l’église Saint George, à l’ouest du village. Pour le bien de ton père et de ton vieux maître, ne m’oblige pas à venir te chercher, tu n’apprécierais pas.
Morgan G.
Je n’avais pas prêté attention à la signature, sur sa première lettre. À présent, elle me sautait aux yeux. Morgan avait-il pris un autre nom ? L’initiale aurait dû être un H, pour Hurst…
Perplexe, je repliai le papier et le glissai dans ma poche. J’étais tenté de réveiller Alice et de lui montrer la lettre ; peut-être aurait-elle pu m’accompagner. Mais je savais que pour rien au monde elle ne désirait revoir Morgan. Elle avait quitté la ferme de la Lande parce qu’elle ne le supportait plus. Je savais aussi que je ne dirais rien à Alice, malgré l’envie que j’en avais : je craignais trop les représailles que Morgan ferait subir à mon père. En vérité, j’avais également très peur de ce qui m’attendait si je lui désobéissais. Ses pouvoirs le rendaient terriblement dangereux. J’enfilai donc mon manteau, empoignai mon bâton et partis aussitôt en direction du cimetière.
Je découvris une vieille église, à demi cachée derrière des ifs centenaires. Sur la plupart des pierres tombales qui l’entouraient étaient gravés les noms de villageois morts depuis plusieurs siècles.
J’aperçus Morgan, silhouette noire se détachant contre le ciel gris. Le bâton à la main, le capuchon rabattu sur la tête, il se tenait dans la partie neuve du cimetière, qui abritait les défunts récents.
Il ne remarqua pas tout de suite ma présence. La tête baissée, les yeux clos, il semblait se recueillir devant une tombe. Je m’arrêtai, stupéfait. Après la tempête de la nuit, le cimetière était enseveli sous une épaisse couche de neige ; or, cette tombe-là, long rectangle de terre nue, était entièrement dégagée. À croire qu’elle venait juste d’être comblée. Jetant un coup d’œil autour de moi, je ne vis ni pelle ni aucun autre outil qu’on aurait pu utiliser pour enlever la neige.
— Lis l’inscription sur la stèle ! m’ordonna Morgan, me regardant enfin.
J’examinai la pierre dressée. Quatre corps étaient enterrés dans cette fosse, empilés les uns sur les autres. Telle était la coutume, dans le Comté : on gagnait de la place, et les membres d’une même famille étaient réunis dans la mort. Trois étaient des enfants. Le dernier nom était celui de leur mère. Les enfants reposaient là depuis environ cinquante ans, décédés respectivement à deux, un et trois ans. La mère était morte depuis peu. Son nom était Emily Burns. C’était la femme à qui mon maître avait été autrefois fiancé, celle qu’il avait prise à l’un de ses frères, le père Gregory.
— Elle a eu une existence bien pénible, dit Morgan. Elle a presque toujours vécu à Blackrod. Quand elle a su qu’elle allait mourir, elle est venue passer ses derniers mois ici, auprès de sa sœur. La perte de trois fils lui avait brisé le cœur ; même après tant d’années, elle ne s’en était pas vraiment remise. Quatre autres sont encore vivants, pourtant. Deux d’entre eux travaillent à Horwich, où ils ont fondé une famille. L’aîné a quitté le Comté il y a dix ans, je n’ai plus entendu parler de lui. J’étais le septième, et le dernier…
Il fallut quelques secondes pour que l’information parvînt à mon cerveau. Je me souvins alors de ce que l’Épouvanteur avait dit à Morgan, lorsqu’il était alité chez les Hurst : « Je me soucie de toi et de ta mère. Je l’ai aimée, autrefois, comme tu le sais… » Il parlait d’Emily Burns, pas de Mme Hurst !
— Peu après ma naissance, continua Morgan, mon père a quitté la maison définitivement. Il n’a jamais épousé ma mère. Il ne nous a jamais donné son nom, c’est moi qui ai décidé de le prendre.
Je le contemplais, stupéfait.
— Eh oui, fit-il avec un sourire sinistre. Emily Burns était ma mère ; je suis le fils de John Gregory.
Morgan reprit, le regard au loin :
— Il nous a abandonnés. Il a abandonné ses enfants. Est-ce ainsi qu’agit un bon père ?
J’aurais voulu prendre la défense de mon maître, mais je ne savais pas quoi dire.
— Certes, il nous a soutenus financièrement, je le lui accorde, continua Morgan. Nous nous en sommes sortis un certain temps. Puis ma mère a eu une attaque et s’est trouvée incapable de s’occuper de nous. On nous a dispersés dans des familles d’accueil. J’ai tiré le plus court brin de paille, et j’ai échoué chez les Hurst. Quand j’ai eu dix-sept ans, mon père est venu me chercher et m’a pris comme apprenti.
Je ne m’étais jamais senti aussi heureux qu’à cette époque. J’avais si longtemps désiré un père ! Je cherchais désespérément à lui complaire. Je faisais de grands efforts, mais je n’arrivais pas à oublier combien ma mère avait souffert à cause de lui. Je commençais également à le percer à jour. Au bout de trois ans, il ne faisait plus que se répéter. Je pouvais prévoir chacune de ses décisions. J’ai compris que j’allais devenir beaucoup plus puissant que lui. Je suis le septième fils du septième fils d’un septième fils ; la troisième génération de septièmes fils.
Je perçus dans sa voix une note d’arrogance qui m’irrita.
— Est-ce pour cela que vous n’avez pas gravé votre nom sur les murs de la chambre, à Chipenden, comme les autres apprentis ? lâchai-je. Est-ce que vous vous croyez meilleur que nous tous ? Meilleur que l’Épouvanteur ?
Morgan ricana :
— Je ne le nie pas. Et c’est pour cette raison que j’ai décidé de suivre ma propre voie. Je suis capable de choses que le vieux fou aurait peur de tenter. Penses-y, Tom Ward ! Des connaissances et un pouvoir tels que les miens – et l’assurance que ton père reposera en paix –, voilà ce que je t’offre en échange d’un tout petit service.
J’étais abasourdi. Si ce que Morgan disait était vrai, cela montrait mon maître sous un bien mauvais jour. Je savais déjà qu’il avait quitté Emily Burns pour Meg. Je découvrais à présent qu’il était père de sept fils, qu’il avait abandonnés. Je me sentais profondément choqué. Je pensai à mon propre père, qui avait travaillé si dur toute sa vie pour nourrir sa famille. Et voilà qu’il était soumis aux caprices cruels de Morgan ! J’étais bouleversé et furieux. Il me sembla que le sol tanguait sous mes pieds, et je faillis perdre l’équilibre.
— Eh bien, mon jeune apprenti ! L’as-tu avec toi ?
Je le fixai, interloqué.
— Le grimoire ! Je t’ai ordonné de me l’apporter. J’espère que tu m’as obéi, sinon ton pauvre père en pâtira.
— Je n’ai pas pu le prendre. M. Gregory a des yeux derrière la tête, prétendis-je en baissant le nez.
Je n’allais sûrement pas révéler à Morgan que mon maître était entre les griffes de Meg ! S’il avait su que l’Épouvanteur était neutralisé, il serait allé lui-même chercher le grimoire. John Gregory avait peut-être de noirs et terribles secrets, j’étais toujours son apprenti ; je le respectais. Il me fallait du temps. Du temps pour sauver mon maître et le prévenir des agissements de Morgan. Ensemble, nous étions venus à bout du lanceur de cailloux ; ensemble, nous réussirions bien à empêcher Morgan de nuire.
— J’ai besoin d’un délai pour saisir le moment opportun, dis-je.
— Soit, mais ne me fais pas attendre trop longtemps ! Je veux avoir ce livre mardi prochain, au coucher du soleil. Tu te souviens de la chapelle, dans l’autre cimetière ?
Je fis signe que oui.
— C’est là que je t’attendrai.
— Je n’aurai peut-être pas le…
— Débrouille-toi ! me coupa-t-il. Et arrange-toi pour que Gregory ne se doute de rien !
— Que ferez-vous de ce grimoire ?
— Tu l’apprendras quand tu me l’auras remis. Et ne manque pas à ta parole ! Si tu tergiverses, pense à ton pauvre père et aux souffrances que je lui infligerai…
J’avais vu les larmes de M. Hurst, je connaissais la cruauté de Morgan. S’il avait le pouvoir de tourmenter mon père, il ne s’en priverait pas.
Alors que je me tenais là, frissonnant, l’air frémit autour de moi, et j’entendis soudain dans ma tête la voix angoissée de mon père :
« Je t’en supplie, mon fils, fais ce qu’il te demande, sinon, je subirai éternellement les supplices de l’Enfer ! S’il te plaît, mon fils, remets-lui ce grimoire ! »
La voix se tut, tandis qu’un sourire sinistre étirait la bouche de Morgan :
— Tu as entendu ? Prouve que tu es un fils aimant !
Tournant les talons, il quitta le cimetière.
Ce serait une mauvaise action que de voler ce grimoire, j’en avais conscience. En regardant Morgan s’éloigner, je compris que je n’avais malheureusement pas d’autre solution.
Je devais m’en emparer quand nous tenterions de libérer l’Épouvanteur.